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2ème Concours des 24h de la Nouvelle.
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22 mai 2010

Le Têtard de bénitier Les jours allaient, de-ci

Le Têtard de bénitier

    Les jours allaient, de-ci de-là et l’espoir toujours incertain d’un temps meilleur gagnait chaque parole et chaque parole gagnait les cœurs. Le printemps, bientôt, serait là. La boue des chemins, sournoisement infiltrée jusqu’au profond de la petite ville, tordait le pavé de gelée en gelée et au plus fort du soleil, vers les deux ou trois heures des belles après-midi, les rues tortueuses devenaient dangereuses. Il s’agissait de ne pas glisser. Ce sont, en ces périodes de transition, ces délicates petites pousses d’un vert tendre qui assoient assurément le retour des beaux-jours, simples promesses primitives et fades d’un excès à venir. Alors la vie reprenait peu à peu ses droits et les bruits des chariots, des sabots sur la pierre, les cris des enfants laissés à eux-mêmes, et de leurs mères sur les étals de poisson…tout le concert raté d’une humanité sauvage dans des rues délabrées. Il ne fallait pour rien s’attarder à la raison et à l’impossible bon-sens, le mal et le bien côtoyaient les poussiéreux livres de messes et les tombes froides : la vie avait tout étouffé.
    Le soleil se leva plus haut ce jour là, détaillant les toits effilés, brûlant les mousses hivernales, assaillant les ruelles humides comme un chat curieux. Les souris sortirent jouer à la douceur de ce sourire, ces douces enfants blanches, et commença un bal dès le matin, les oiseaux, les bourgeons et les sources. Les rayons dessinaient les trachées des routes, coloraient les façades, accentuaient sûrement l’odeur nauséabonde des recoins insalubres. Mais rien n’était moins étonnant, variation infime d’une continuité, il neigeait hier et les bourgeons demain accompagnaient terriblement la monotonie des paroles des vieux. Les mouvements se perdaient dilués dans l’infinité des jours. Et le printemps arrive et l’habitude avec. Et à l’habitude, en ce jour unique, Yvette offrait le plus bel ouvrage de sa vie.
    D’une porte brune écaillée dont les deux vitres supérieures, composées de vitraux, coloraient de taches bleues, violettes, jaunes, rouges, ou vertes les grosses dalles de la cuisine, sortaient un a un, séparés précisément de trois pieds, et chacun revêtu d’ensembles gris identiques, sept enfants du plus jeune au plus âgé, quatre filles et trois garçons. Les cheveux tressés, les visages lavés, les mains collées contre leurs jeunes corps ; ils s’alignaient depuis cette porte jusqu’à la porte des voisins, le long d’une courte façade de maison, grise, tachée et fissurée, le pas marqué du bruit sourd de la louche sur la cuve en fer. La mère avait importé cette discipline étrange de son premier amant rencontré en ces époques floues où communiquer n’était plus utile et où la dureté des temps, le froid et le manque de tout n’était résolu qu’au contact de ces hommes identiques, beaux étrangers solides et ordonnés, porteurs de bruits. C’était en 1919 croyait-elle, quelque part entre les frontières de la Hongrie et de la Roumanie. N’ayant gardé foi, à force de vie,  qu’en cette excessive discipline, elle offrait à ses enfants de battre cette mesure pour leur offrir un père. C’était tous les matins, à ces âmes sans avenir, la fessée, la morale et le modèle d’une caisse bruyante. Dressés contre ce mur, le soleil atteignant enfin leurs fronts pâles, on voyait se décliner là le travail acharné de cette femme, de beaux corps, vides d’esprit et de passions, froids encore de cet hiver aride où, seuls à sortir si tôt le matin, ils devaient lever plus haut les pieds à cause d’importantes couches de neige. Les jeunes filles, ce matin là, goûtèrent la douce caresse du nouveau soleil et leur nature délicate mais audacieuse leur faisait tendre le nez au ciel, et fermer les yeux. La plus âgée des sept, Louise, atteignait, en ce nouveau printemps, une belle maturité et ses yeux bleus et ses joues roses et la finesse du châtain de ses cheveux en faisait une jeune fille comme les autres. Après quelques minutes d’immobilité, alors que la mère les comptait un à un, dépliant chacun de ses doigts gonflés, ils purent recouvrer une liberté totale et abandonnés à leur nature, il injurièrent sans conscience le beau rituel qui ne comptait déjà plus pour rien, jusqu’au prochain matin, l’éternité. Alors ils partirent par les rues profiter du nouveau soleil, les plus jeunes occupés à la balle ou au cerceau, les petites avec leurs poupées, les polissons déjà à guetter les étals nouveaux du petit marché de la ville tout juste réouvert. La mère les aurait pour elle au soir, elle les saura de retour pour se remplir le ventre.
    Louise, de nature plus douce pris le chemin de la Place du village d’un pas tranquille, la tête vide. Les petits sabots sur les pavés glissants de la rosée matinale, elle ne voulait en aucun cas salir sa robe par une chute importune, laisser ses doux espoirs de jeunesse s’envoler dans une flaque de boue. Aujourd’hui, premier jour d’un soleil éclatant, elle avait rendez-vous avec la vie.
Il l’attendait comme prévu. Il était brun, osseux de ses quelques hivers, le vent léchait sa large chemise, découvrant par à-coup son épaule gauche. Il lui avait fait promettre, un peu malgré elle, cette rencontre, une foi l’hiver passé, il lui avait parlé des lois de la nature, de ce qu’il devait se passer aux nouveaux printemps, il racontait longuement les histoires immuables, le déterminisme humain et la lourdeur des corps. Souvent de la fragilité des roses, de leurs couleurs et du temps qui passe. Elle aimait l’entendre parler de ces coins de nature si beaux, de la lune et des tapis d’herbe, sans en connaître la raison. Elle avait promis et elle était là. Dans sa tête la régularité, la temporalité de ce tambour incessant de sa vie l’appelait à un ailleurs, elle rêvait d’entendre chanter la douceur, elle le croyait joueur de flûte. Elle le suivit sans discussion, à travers la campagne à peine réveillée, elle écoutait sans entendre ses nombreux poèmes. Il fut alors plus engageant, pris sa main, ou caressa ses cheveux, la laissant le rire aux lèvres et la peur au ventre. Elle se mit à courir sans réfléchir poussé par un instinct étrange, le corps ébranlé ; il essaya de la suivre.

Elle se mit à genou, les dalles froides et humides comme un contact fortifiant, elle éleva ses yeux dans la lumière éclatante des vitraux transpercés de soleil, les couleurs baignaient son visage et étouffait ses yeux. La pupille comme une danse jouait avec l’intensité des tons, le flou gagnait parfois, offrant des images inconnues, des couleurs se mélangeaient au gré des mouvements de ses petits yeux. Elle regardait et ne cessait de voir, elle était perdue et gagnée d’un étrange sentiment. Le soleil de l’autre coté subissait quelques opportunes visites de nuages insistants et l’obscurité la plongeait dans une cécité d’un instant, oubliée. Puis la lumière la reprenait sans répit, saturait tous ses sens. Et se fut la musique, d’un lieu incongru qui s’élevait, s’immisçant dans cette danse calme comme un nouveau partenaire. Les oreilles bourdonnantes, elle cherchait sans répit les sons sur les couleurs, les tons de chaque étrange mélodie, pleine et précise, délassante. Et son corps, étonné, lâchait peu à peu sa tension, et se laissait aller à ces inconnues et incessantes caresses, réchauffant au contact de cette jeune peau bouillonnante la pierre dure et réelle. Elle fondait. Alors tout son corps peu à peu fut gagné de cette vibration, de cette musique silencieuse, ses muscles se tendaient, se délassaient par endroit, alternativement ; sa respiration s’accélérait, se saccadait, charriait un sang bouillonnant dans tout son corps. Elle se sentait habitée, elle se sentait pénétrée, et son corps, abandonné à cet excès des sens, jouissait d’une étrange plénitude. Elle sentait qu’elle avait eu raison de venir dans ce lieu effrayant, elle comprenait qu’il fit tant peur à sa mère ; elle accédait à son essence.

Alors le silence fut dans son esprit, et restait seule une lumière blanche et pleine. Son poids, la force de la terre, la douleur de son corps fragile, tout disparu laissant place à une implacable vérité : telle fut sa première rencontre avec Dieu.

Le soleil finit par se coucher, plongeant les vielles ruines de l’Eglise dans une obscurité terrestre, entre chien et loup. Se réveillant, homme parmi les hommes, elle remit ses sabots, rattacha son fichu et repris le même bois encombré qu’au matin, regagnant à petits pas assurés la maison de sa mère. Sur la place du village, elle croisa un jeune homme harassé de fatigue, dormant sur la pierre d’un muret, les chevilles boueuses, le pantalon troué. Il avait dû passer tout le jour à parcourir les bois. Elle le laissa à son sommeil de mort. Arrivée à la porte, elle annonça son départ. Elle irait loin et ailleurs. Elle prendrait au petit jour le pas tranquille d’un nouveau père, d’un nouvel amant, spirituel inceste, conciliation monstrueuse d’un autre ciel.      

Elle laissa cicatriser douloureusement dans ce petit village sans âme et sans passion, le souvenir d’un monstre dans les ruines du fond du bois, et le refrain terrible qu’encore aujourd’hui les enfants sales et braillards hurlent au début du printemps sans n’y rien comprendre : « Ne reviendra-t-il donc jamais le vilain têtard de bénitier ? »         

Geneviève.

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